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Repenser la gestion de l’eau : des alternatives durables pour sortir de l’impasse


Si le dessalement apparaît comme une solution technologique séduisante, il ne constitue pas, à lui seul, une réponse viable à la crise hydrique du Maroc. Les défis énergétiques, environnementaux et financiers qu’il pose appellent à une approche plus équilibrée, intégrant des alternatives plus durables et économiquement viables. Parmi elles, l’interconnexion des bassins hydrauliques se présente comme une option stratégique permettant une meilleure répartition des ressources en eau à l’échelle nationale, tout en limitant les coûts et l’empreinte écologique des infrastructures.



Par Mohammed BENAHMED, Expert international en développement durable et financement

L’interconnexion des bassins : une solution moins coûteuse et plus viable

Face aux disparités régionales en matière de ressources en eau, le Maroc explore une stratégie d’interconnexion des bassins versants afin d’optimiser la distribution de l’eau entre les zones excédentaires et celles en déficit chronique. Cette approche repose sur la création de canaux et d’infrastructures de transfert, permettant d’acheminer l’eau là où elle est le plus nécessaire, réduisant ainsi la pression sur les régions les plus touchées par la sécheresse.
 

Une réponse aux déséquilibres hydriques régionaux

Le Maroc est caractérisé par une grande variabilité hydrique. Alors que certaines régions, comme le Nord et le Moyen Atlas, bénéficient de précipitations plus abondantes et de barrages bien alimentés, d’autres, comme Souss-Massa, Draâ-Oued Noun et l’Oriental, sont en état de stress hydrique extrême, avec des niveaux de remplissage des barrages inférieurs à 8 % (Ministère de l’Équipement et de l’Eau, 2025).
 

Pour corriger ces déséquilibres, le gouvernement marocain a lancé un ambitieux projet d’interconnexion des bassins, notamment entre le Loukkos, le Sebou, le Bouregreg et l’Oum Er-Rbia. Ce système vise à redistribuer l’eau des régions excédentaires vers celles qui en manquent, en exploitant les excédents saisonniers des barrages du Nord. L’objectif est de garantir un approvisionnement plus équilibré et une gestion optimisée des ressources en période de sécheresse.
 

Une alternative plus économique et écologique que le dessalement

Contrairement au dessalement, qui nécessite des infrastructures énergivores et coûteuses, l’interconnexion des bassins repose sur des infrastructures de transport de l’eau (canaux, conduites forcées, stations de pompage), avec un coût opérationnel bien inférieur :

Dessalement : Coût de production de 0,50 à 1 dollar/m³, avec une consommation énergétique moyenne de 3 à 5 kWh/m³.

Interconnexion des bassins : Coût estimé entre 0,10 et 0,30 dollar/m³, avec une consommation énergétique bien plus faible, principalement liée au pompage.
 

Outre l’aspect financier, l’impact environnemental est également bien moindre. L’interconnexion ne produit pas de rejets salins ni de polluants chimiques et ne modifie pas les écosystèmes côtiers, contrairement au dessalement. De plus, en limitant l’exploitation intensive des nappes phréatiques, elle permet de préserver les aquifères stratégiques, dont le niveau ne cesse de baisser sous l’effet du pompage excessif.
 

Expériences internationales et perspectives pour le Maroc

Plusieurs pays ont démontré l’efficacité de cette approche, notamment :

En Espagne, le Transvase Tajo-Segura permet depuis les années 1970 d’acheminer l’eau du Tage (excédentaire) vers le Sud-Est du pays, une région aride à forte activité agricole.

En Chine, le gigantesque projet de transfert Sud-Nord permet de rééquilibrer les ressources en eau entre les bassins du Yangtze et du Fleuve Jaune.
 

Pour le Maroc, l’interconnexion des bassins pourrait être généralisée au-delà du projet Loukkos-Sebou-Oum Er-Rbia, avec des extensions vers le Sud (Tensift, Souss-Massa, Draâ). Cette infrastructure permettrait d’éviter un recours massif au dessalement et de sécuriser l’eau pour les populations et l’agriculture.
 

Quels défis à relever ?

Bien que l’interconnexion des bassins soit une option techniquement et économiquement viable, plusieurs défis restent à surmonter :

Même si le coût opérationnel est faible, la construction des infrastructures de transfert exige des investissements initiaux conséquents (expropriations, tunnels, stations de pompage).

La gestion des transferts entre régions nécessite une gouvernance renouvelée et une coordination efficace entre les agences hydrauliques et les collectivités locales pour éviter les conflits d’usage.

Avec la réduction des précipitations, certaines régions historiquement excédentaires pourraient voir leur capacité de transfert diminuer, nécessitant une adaptation aux évolutions climatiques et une flexibilité dans la gestion des flux.
 

L’interconnexion des bassins : une priorité stratégique pour le Maroc

Si le Maroc veut réduire sa dépendance aux solutions coûteuses et énergivores, l’interconnexion des bassins doit devenir un axe prioritaire des politiques hydriques. Le pays pourrait garantir un accès plus équitable à l’eau en combinant cette approche avec une gestion plus efficace des ressources, tout en limitant son impact environnemental et financier.
 

Cette stratégie ne peut cependant pas se suffire à elle-même. Elle doit s’accompagner d’un meilleur contrôle des usages agricoles, d’une réduction des pertes dans les réseaux de distribution et d’un renforcement des mécanismes de gouvernance de l’eau. C’est à ce prix que l’interconnexion des bassins pourra jouer pleinement son rôle de solution durable face au stress hydrique marocain.
 

Repenser la gestion de l’eau : gouvernance, financement et solutions intelligentes

Si les solutions techniques comme le dessalement ou l’interconnexion des bassins sont essentielles, elles restent insuffisantes sans une gouvernance efficace et un financement structuré. Le Maroc doit impérativement moderniser son approche institutionnelle, financière et technologique pour garantir une gestion hydrique plus résiliente et durable.
 

Une gouvernance de l’eau encore trop fragmentée

Le secteur de l’eau au Maroc souffre d’une dispersion des responsabilités entre plusieurs acteurs : le ministère de l’Équipement et de l’Eau, les agences de bassins hydrauliques, les communes, les opérateurs privés et les sociétés régionales multiservices (SRM). Ce morcellement institutionnel nuit à l’efficacité des décisions et à la mise en œuvre de politiques cohérentes.
 

Un exemple frappant est la surexploitation des nappes phréatiques. Alors que l’État encourage leur préservation, il peine à imposer des restrictions face aux forages illégaux, qui prolifèrent notamment dans les régions agricoles du Souss et du Haouz. À ce jour, 15 000 puits clandestins sont recensés, et leur contrôle demeure largement insuffisant (Ministère de l’Équipement et de l’Eau, 2024).
 

En Espagne, une réforme majeure a permis de décentraliser la gestion de l’eau en confiant son contrôle à des organismes de bassin dotés de véritables pouvoirs de régulation. Une approche similaire au Maroc pourrait renforcer la transparence, la responsabilité et la coordination entre les différents acteurs.
 

Pour y parvenir, il est nécessaire de :

Renforcer les prérogatives des agences de bassins en leur confiant plus de pouvoir réglementaire et financier.

Mieux encadrer l’exploitation des ressources souterraines en appliquant des quotas d’extraction stricts et en renforçant les sanctions contre les prélèvements illégaux.

Créer un cadre de concertation public-privé pour aligner les stratégies des industriels et des collectivités locales sur les impératifs de durabilité.
 

Qui paiera pour l’eau de demain ? L’urgence d’un financement durable

Le financement des infrastructures hydriques constitue un défi majeur. Le Programme National d’Approvisionnement en Eau Potable et d’Irrigation (PNAEPI) 2020-2027 mobilise 115 milliards de dirhams, mais ce budget reste insuffisant face aux besoins croissants en investissements.
 

Le Maroc devra explorer de nouvelles sources de financement :

Déjà utilisées pour financer des projets d’énergie renouvelable, les obligations vertes (green bonds) pourraient être attractives pour les investisseurs dans les infrastructures hydriques.

Le modèle des PPP (Build-Operate-Transfer) est de plus en plus utilisé dans le dessalement. L’usine de dessalement d’Agadir, financée via ce modèle en est un exemple concret.

Une tarification incitative via un ajustement des prix de l’eau, en fonction de la consommation et de l’usage, permettrait de responsabiliser les grands consommateurs tout en garantissant un accès abordable aux ménages les plus vulnérables.
 

Le défi sera de trouver un équilibre entre la rentabilité économique et la justice sociale, afin d’éviter une privatisation déguisée de l’eau et une explosion des coûts pour les citoyens, particulièrement les plus démunis.
 

L’essor des solutions intelligentes : maximiser l’efficacité de l’eau

À l’ère du numérique, les nouvelles technologies offrent des opportunités inédites pour optimiser la gestion de l’eau. Plusieurs initiatives internationales montrent que les solutions intelligentes permettent de réduire les pertes, améliorer la distribution et anticiper les crises hydriques.
 

Des réseaux d’eau intelligents (Smart Water Grids)

Les capteurs IoT (Internet des Objets), combinés à des plateformes d’intelligence artificielle, permettent de surveiller en temps réel l’état des canalisations et des ressources hydriques. À Barcelone, cette technologie a permis de réduire les pertes en eau de 25 % en identifiant immédiatement les fuites et en ajustant la pression dans les réseaux.

Avec 23 % d’eau perdue dans les réseaux de distribution, un tel système pourrait réduire ces pertes à moins de 15 % d’ici 2030, permettant d’économiser des centaines de millions de mètres cubes d’eau chaque année.
 

L’intelligence artificielle pour une irrigation de précision

Dans l’agriculture, les modèles prédictifs basés sur l’IA et les données climatiques permettent d’ajuster l’irrigation au plus juste, évitant ainsi le gaspillage d’eau, et de réduire significativement, jusqu’à 40 %, la consommation d’eau agricole, tout en augmentant le rendement des cultures.

Avec plus de 80 % de l’eau consommée par l’agriculture, une adoption généralisée de l’irrigation intelligente pourrait économiser plus de 2 milliards de m³ d’eau par an.

Le recyclage des eaux usées, un levier sous-exploité
 

Actuellement, seuls 30 % des eaux usées traitées sont réutilisées au Maroc. À Singapour, cette proportion atteint près de 80 % grâce au programme NEWater, qui recycle les eaux usées pour l’industrie et même pour la consommation humaine.
 

L’ambition affichée par le gouvernement est d’atteindre 50 % de réutilisation d’ici 2030, mais cela nécessitera des investissements massifs et un changement culturel pour encourager cette pratique encore peu acceptée par le public.
 

Vers une transition hydrique durable et inclusive

La gestion de l’eau ne peut plus reposer uniquement sur des infrastructures lourdes et coûteuses. L’avenir repose sur une approche systémique, combinant :

Une gouvernance plus efficace et transparente.

Un financement durable, équilibré et accessible.

Une digitalisation des systèmes hydriques pour maximiser l’efficacité.

Un changement culturel vers une consommation plus responsable.
 

Le Maroc a le choix entre subir la crise hydrique ou anticiper son avenir avec des solutions innovantes et adaptées. Le succès dépendra de la volonté politique, de la mobilisation du secteur privé et de l’adhésion des citoyens à une nouvelle culture de l’eau, fondée sur l’optimisation et la préservation de chaque goutte.
 

L’urgence d’un changement structurel pour une résilience hydrique durable

Le Maroc est à un tournant décisif. Face à un stress hydrique extrême, aggravé par le changement climatique et une pression croissante sur les ressources, les politiques actuelles, bien que volontaristes, restent insuffisantes pour garantir la sécurité hydrique à long terme. Le dessalement, l’interconnexion des bassins et la modernisation des infrastructures sont des solutions techniques importantes, mais elles ne suffiront pas sans une réforme en profondeur de la gestion de l’eau.
 

Le premier défi est l’alignement entre politique agricole et politique de l’eau. L’orientation agro-exportatrice du Maroc, qui favorise des cultures très gourmandes en eau, doit être repensée pour éviter que l’agriculture ne continue à surexploiter les nappes phréatiques et à fragiliser l’équilibre hydrique du pays.
 

Le second défi est celui de la gouvernance et le financement. La dispersion des responsabilités entre les différents acteurs de l’eau ralentit la mise en œuvre des politiques et limite l’efficacité des mesures adoptées. Un cadre institutionnel plus clair, renforçant le rôle des agences de bassins et introduisant des mécanismes de contrôle plus rigoureux, est indispensable. Sur le plan financier, l’innovation est essentielle : les obligations vertes, les partenariats public-privé et la tarification incitative doivent être mieux exploités pour garantir des investissements soutenables sans priver les citoyens d’un accès équitable à l’eau.
 

Enfin, l’innovation technologique doit être placée au cœur de la stratégie hydrique nationale. Les pertes en eau dans les réseaux, l’inefficience de l’irrigation et la faible réutilisation des eaux usées sont des failles que les technologies intelligentes, l’intelligence artificielle et l’optimisation des infrastructures peuvent largement compenser. Les expériences internationales montrent que des solutions existent et sont applicables au Maroc, à condition d’une volonté politique ferme et d’une mobilisation efficace des ressources.
 

L’eau un enjeu de souveraineté et de sécurité nationale. La crise actuelle ne peut être surmontée sans un changement de paradigme profond, où chaque décision économique et chaque infrastructure seront pensées en fonction de leur impact sur la préservation de cette ressource vitale.
 

Le Maroc a les moyens de transformer cette crise en opportunité en faisant de l’innovation, de la gouvernance, de la sensibilisation et de la mobilisation collective les piliers pour opérer une transformation systémique de son modèle de gestion de l’eau


 




Mardi 18 Mars 2025


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